INTERVIEW : QUENTIN BAJAC ANALYSE L'ART DE LA PHOTOGRAPHIE


© Yan Morvan
Il y a mille et une façons de faire la photographie

Quentin Bajac, 47 ans, est chef du cabinet de la photographie au Centre Pompidou.
«Voici Paris» y est sa dernière exposition avant son départ le 2 janvier pour New York, où il dirigera le département photo du Museum of Modern Art (MoMA).

Il est interviewé par Valérie Duponchelle, Grand reporter au service Culture du Figaro. (www.figaro.fr)



LE FIGARO. - Qu'est-ce qu'un chef-d'œuvre en photographie?
Quentin BAJAC. - Je ne suis pas sûr que l'on puisse appliquer les notions d'histoire de l'art à la photographie. Le terme chef-d'œuvre est impropre parce que c'est un multiple et que la perception dans le temps de ces photographies varie. Je lui préfère le terme d'icônes, images référentielles dans l'histoire de la photographie. Le chef-d'œuvre me semble pleinement assumé par l'artiste qui veut synthétiser ses préoccupations formelles et intellectuelles. Alors que l'icône est faite autant par le photographe que par le temps, par la diffusion qui distingue peu à peu une image.

Quels sont les exemples de chefs-d'œuvre ainsi reconsidérés?
Le Boulevard du Temple par Daguerre, 1839, est une icône de la photographie disparue pendant longtemps avant d'être publiée en 1949. Les images des débuts de la photographie étaient alors extrêmement rares. Daguerre l'avait envoyée à un souverain européen. Le temps a fait sa rareté et la rareté a fait sa valeur. Inversement, Lartigue a fait de la photo toute sa vie sans vraiment réfléchir au devenir de son œuvre. Son image la plus célèbre est celle de son automobile qui prend un tournant dans un Grand Prix. Il n'en a pas fait grand cas à l'époque, il ne l'a pas publiée particulièrement ni mise en exergue. Le Peintre de la tour Eiffel de Marc Riboud est publiée dans Life en 1953, puis oubliée pendant trente ans. Alors, à la faveur d'une exposition à la galerie Agathe Gaillard, elle fait mouche. Elle sera ensuite exploitée en cartes pos­tales, en affiches. Même chose avec Le Baiser de l'Hôtel de ville de Robert Doisneau.

Y a-t-il une loi commune applicable à toute la photographie?
Il y a mille et une façons de faire de la photographie. Certains s'y adonnent en se positionnant comme artiste, comme le Canadien Jeff Wall par exemple (il a soutenu une thèse sur le mouvement dada et enseigné l'histoire de l'art au Canada). D'autres sont plus dans l'action et laissent le «regardeur» juger leur œuvre.
Pourquoi l'approche est-elle toujours si technique,  parlant si peu de beauté?
Du point de vue de l'antiquaire et du connaisseur, la rareté, la valeur, la qualité du tirage priment. Mais, avant tout, le chef-d'œuvre doit marquer un moment par sa richesse formelle exceptionnelle. Une définition du beau.

Les Vagues de Gustave Le Gray  étaient-elles tenues pour des  chefs-d'œuvre avant leur prix record grâce au Qatar à Londres en 1999?
Le Gray n'a pas fait qu'une vague, mais une série de marines. Celle de la vente Jammes chez Sotheby's à Londres était-elle la plus remarquable? La Vague brisée est plus belle, plus dépouillée (cette Mer Méditerranée, n° 15, 1857, est exposée dans «Les 100 chefs-d'œuvre» à la BnF). Cela prouve que l'histoire de la photographie, cette jeune vieille dame, est bien plus fluctuante que l'histoire de l'art, si balisée, si établie. Elle est en train de s'écrire.

Est-ce difficile de montrer  de la photographie?
La tâche est plus ardue qu'en peinture, sans doute. Elle répond à d'autres logiques, nécessite encore une bonne dose de pédagogie pour expliquer ce qu'est une photographie, cet art du multiple avec ses lois si précises. Beaucoup de photographes ont travaillé dans l'idée d'une série, d'un ensemble. Ne choisir qu'une image est couronner le fragment plutôt que la cathédrale. Comme si l'on ne montrait qu'un feuillet enluminé au lieu d'ouvrir un psautier entier et intact.

N'est-ce pas la rançon de la gloire?
Le Français Marc Riboud est connu pour deux images emblématiques, le Peintre de la tour Eiffel, 1953, et La Jeune Femme à la fleur, marche de protestation contre la guerre au Vietnam, 1967. Or Riboud a toujours questionné ses images, exposant ses planches-contacts, remettant en contexte ses prises de vue pour le Peintre de la tour Eiffel, dévoilant des tirages couleurs pour La Jeune Femme à la fleur. Dans sa pratique de photoreporter classique, il se doit de réfléchir en ensemble, en «picture essay», pour «faire un sujet» et raconter une histoire. En extraire la plus symbolique, la plus parfaite, nous prive de sa démarche profonde. Les chercheurs se passionnent aujourd'hui pour ce qui entoure ces «chefs-d'œuvre», planches-contacts, négatifs, ces ­stades préparatoires décisifs.

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